Bâtir, prendre soin, créer

A propos du  « 51 », un repère bruxellois entre art, citoyenneté et santé mentale
De quelques fondements heideggériens

 

           Au 51, rue Thiéfry à Bruxelles, dans la Commune de Schaerbeek, au sein d’une ancienne imprimerie, deux projets de création implantés dans le secteur psycho-social se développent, l’un fondé dans le réseau artistique depuis 30 ans et l’autre dans celui de la citoyenneté participative, depuis 2019.


          L’Heure Atelier est maintenant connu à Bruxelles comme Centre d’Expression et de Créativité dont le fonctionnement unique offre au secteur psycho-social bruxellois un lieu d’accueil et de création toujours ouvert à la rencontre, à l’expérimentation et à la transmission, depuis ses tables de travail jusqu’aux cimaises de ses expositions. On s’y frotte à l’art, ses techniques et leurs détours et l’on y porte aussi l’écho des soubresauts du monde, ceux qui nous traversent collectivement ou plus singulièrement. Depuis quatre ans, L’Heure Atelier poursuit son déploiement aux côtés de l’Espace 51, projet citoyen et participatif dont il a soutenu l’émergence. Partenaires donc depuis la création institutionnelle même, ces projets interagissent maintenant tout en menant leur logique propre. L’Heure Atelier est encadré par des artistes professionnels et accueille librement tout citoyen qui souhaite se prêter à l’art. L’Espace 51 créé comme structure interinstitutionnelle est co-géré par l’ensemble de ses membres, citoyens aux parcours divers et professionnels de la santé, il propose accueil, débats, expos, ateliers dans une esprit de partage de savoir de libre accès entre ses membres. 

              
          Si chaque projet poursuit sa route et son langage, l’expérience nous en révèle des points de croisement essentiels au carrefour de la question du lieu, des choses qui circulent, des personnes qui cherchent, des questions qui rebondissent et portent alors chacun à créer dans cette friche son propre chemin de rencontre, de soin et de création où art, citoyenneté, parole et mouvement s’enchevêtrent.


          Au fil des années, nous réalisons la fécondité et la singularité d’un tel lieu. Lieu de métissage, ouvert à la diversité des langages, des modes d’expression, des cultures, ouvert à la circulation, la quiétude, ouvert aux troubles et aux idées lumineuses, il se fait demeure où puisse habiter le vivant, où traverser des impasses, où réinventer du possible.


          2023 marque la cinquième année de cette synergie en même temps que les 30 ans de L’Heure Atelier. Il n’en faut pas plus pour tenter de se faire porte-parole de ce lieu en tant qu’événement.


          En-deçà des questions institutionnelles, c’est l’humain qui s’y déploie qui nous occupe dans la mise en mouvement générale à l’œuvre dans ce lieu. Aussi l’institution y est-elle abordée par ce en quoi elle est chaque jour à refonder. Cette refondation est intimement liée à la façon dont chacun de ses acteurs peut s’y projeter comme personne dont le travailleur n’est presque qu’une anecdote. L’artiste mis dans cette position au cœur de l’institution et aux prises avec les questions de la santé mentale, réagit s’il n’a pas été déformé par quelqu’intention art-thérapeutique, avec ses ressorts de création, c’est la chance de l’institution et de l’ensemble de ses acteurs. S’y projeter comme personne résonne dans le sens où ce qui se met en jeu là pour l’artiste est une mise en partage de ce qui le met en mouvement dans sa propre création, d’où il rebondit, ce qui le rend artiste, ce qui le fait créer, en-deçà du savoir faire qu’il va néanmoins être en position de transmettre. Il n’est pas là pour appliquer ce qu’il sait déjà car la création convoque à ce qui toujours surgira comme inédit.


          Au fil du temps, j’ai appelé cela « être du même bord par rapport à l’objet de création » pour le différencier de la position asymétrique d’une relation strictement analytique. Ce qui se transmet à l’égard des personnes impliquées dans un atelier comme L’Heure Atelier sera une disposition permettant l’ouverture d’un chemin de création. Comment toucher ne fut-ce qu’un instant à cette expérience d’être auteur ? Sur ce plan, l’artiste intervenant est passeur d’une position par rapport à la création, position qui prime sur l’image arrêtée de l’auteur qui signe son œuvre . Quand le projet glisse d’une pratique strictement artistique à celle du travail institutionnel et à celle d’une implication de démocratie participative, l’expérience se prolonge, la mise du côté de l’auteur, la position de passeur, la création est au centre de ce qui se tisse d’une histoire commune, d’un destin partagé, même si chacun l’élaborera de ses propres moyens, arcanes, questions, nœuds et impasses respectives. La pratique institutionnelle n’est pas plus armée pour cela qu’un psy bardé de ses diplômes, il y faut reprendre inlassablement les choses au fondement de ce qui amorce le vivant ou tente de s’y brancher au cœur de la question de l’être et de sa vérité.

 

Bâtir c’est habiter et soigner


          C’est par l’étymologie du mot bauen qu’Heidegger dans sa conférence Bâtir habiter penser, nous met sur la piste de cette double fonction du bâtir. Bauen ne signifie pas seulement édifier mais d’abord habiter. L’humain habite le monde avant d’y bâtir, il bâtit parce qu’il habite le monde et non le contraire. « Le vieux mot bauen, auquel se rattache bin, nous répond : « je suis », « tu es », veulent dire : j’habite, tu habites. La façon dont tu es et dont je suis, la manière dont nous autres hommes sommes sur terre est le buan, l’habitation ».1   Habiter, demeurer est le mode d’être de l’être jeté au monde comme mortel.


          Nous voilà posé d’emblée le fondement de nos pratiques : c’est comme habitants du monde que nous nous rencontrons. Nous habitons déjà ce terrain commun quelques soient nos trajets, quelque soit notre projet. C’est d’abord sur le mode de l’habiter qu’il convient de se rencontrer. En-deçà de tout accueil, accueillant, accueilli, agissant, ordonnant, inscrivant, transmettant, cet habiter nous place au cœur de la question de l’être.


          Comment la mettrons-nous en jeu dans l’habiter du lieu qui nous sera commun ?
D’où nous vient cet habiter qui ne soit pas une agitation impropre dans les méandres du monde, un affairement dans la somme des choses à accomplir ?
Si habiter nous dit Heidegger c’est déjà séjourner parmi les choses, l’étymologie d’habiter nous emmène aussi vers le demeurer en paix, libre, préservé des dommages, épargné et ménagé. Habiter est alors aménagement, prendre soin d’une chose dans son être, cultiver comme on prend soin d’une vigne, « veiller, à savoir sur la croissance, qui elle-même mûrit ses fruits ».2


          « Nous habitons / parmi les choses » semble ne pas pouvoir être dissocié. Ces choses ne sont pas qu’un décor, elles nous donnent à pouvoir habiter. Dans quel lien ? Celui du soigner, celui du veiller sur. Non comme objet de sollicitude mais comme préservation, ménagement afin que la croissance puisse elle-même mûrir ses fruits.


          C’est dans la mesure de ce soigner, de ce cultiver qu’il est possible de s’adresser à l’être de la chose, ce qui le préservera.


          C’est donc du prendre soin de l’être des choses dans notre demeurer que naîtrons les projets que nous bâtirons. On ne bâtit donc pas pour prendre soin mais du prendre soin se construit progressivement du bâtir.


          L’épargner, le préserver résonne déjà avec le lieu décrit par certains comme havre de paix même si les altercations existent, l’essentiel étant de veiller, sur les choses et leur être. Veiller sur la croissance qui elle-même mûrit ses fruits nous rappelle clairement à une présence attentive, impliquée mais aussi ouverture dans l’attente de ce qui pourra surgir du mouvement de croissance même de chacun, de son évolution propre.


          C’est dans cette disposition que des lieux comme L’Heure Atelier ont pu naître et se déployer lentement au fil des ans, fruit d’une expérience de vie aux côtés de personnes fragilisées pour lesquelles la fondation d’un lieu de création s’avérait ce qui pourrait le mieux faire demeure. Cette demeure n’était pas un lieu où passer sa journée, dans un premier temps une fenêtre de deux heures de création par semaine… puis très lentement il s’est déployé institutionnellement. L’accent portait sur la création partagée là où la parole s’avérait souvent risquer tourner en rond. C’était déjà veiller sur la croissance qui elle-même mûrit ses fruits, c’était déjà « œuvrer » comme le dira Heidegger.  En l’occurrence veiller sur les œuvres à naître, attendre patiemment le moment où le participant, le membre viendra à se mettre en mouvement fait aussi partie du quotidien de ces lieux.


          Cette attente n’est évidemment pas passive, le contexte d’un atelier est propice à ce resserrement autour de ce qui peut mettre en mouvement, matière, pensée, surprise…


          Dans cette mise en mouvement, s’il y a production, bien faire, mal faire, ou ne pas faire, comme le dit en son temps l’artiste français Robert Filiou, participent du faire œuvre. S’il considérait le mal faire comme le lieu de l’ « erreur » imaginative, le non faire prenait tout autant l’étoffe de l’œuvre dans le contexte de son principe d’équivalence, de non-jugement de non-compétition, l’essentiel dans cet ensemble étant la mise en mouvement, la circulation des choses, les questions qu’elles posent et qui font mûrir… quoi ? la croissance elle-même qui révèle dans les interstices quelque chose de nouveau qui relancera la mise du côté de l’être et du sens.

 

Habiter en mortel entre ciel, terre et « sacré »


          Dans sa conférence La Chose, Heidegger déploie ce qu’il entend par l’être des choses. L’être suppose un processus de mise en relation de ce qu’il appelle le Quadriparti : prendre soin de la terre, accueillir les cycles du ciel, adresser ses sursauts d’être aux divins (comme le radicalement autre) et en recevoir les signes, et mener sa vie comme mortel sans se crisper sur la fin.


          Heidegger prend là l’exemple de la cruche : Ici comme pour l’œuvre d’art, la matérialité de la cruche comme chose produite est écartée comme constitutive de son être. Son vide n’atteint pas plus la choséité de la chose que ses parois qui lui donnent forme. Que contient-elle et comment le contient-elle, vient davantage nous éclairer. La cruche accomplit son être dans le versement comme don. Dans ce versement sont en jeu l’eau du ciel et des sources surgies des profondeurs de la terre, la dimension sacrée de l’offrande et les mortels qui accomplissent ce don.


          L’être des choses est donc lié à l’humain comme mortel, à son sens du sacré ou ce qui vient ouvrir une dimension autre, faire rupture à sa condition d’homme qui ne serait juste que ce qu’il est et surprendre, créer, faire renaître dans cette mise en tension entre ciel et terre.


          Si donc l’habiter humain est lié à l’être des choses comme processus dynamique de mise en relation de ces quatre paramètres, il est déjà plongé dans la question de la création, son sens du sacré, son adresse à ce qui dépasse l’humain comme simple homme affairé, objectivé,  dans son être jeté là au monde, mortel entre ciel et terre.


          Mortel, il est pourtant sans cesse ramené à en questionner le sursis en rebattant les cartes de son destin. Dans le ressort de ce remaniement sont à l’œuvre l’intime de ce qui le constitue comme être au monde, la surprise où il se découvre tout autre tendu entre ciel et terre.


          Nous sommes donc mis en situation de penser les enjeux des lieux de nos pratiques en ce qu’ils nous relient à la terre, à ce qui cultive ce qui peut venir à croître, à l’enracinement, à ce qui nous porte et nous nourrit, ce que l’on soigne, apportant l’eau qui nous vient du ciel, ce qui nous relie aux cycles des saisons, au temps qu’il fait, aux horizons, et à ce qui nous fait signe dans la surprise des sursauts émergés des rencontres, des impasses, des défis menés tant que le temps nous est donné.


          Il ne s’agit donc pas de se penser haut perché dans des sphères où l’air pur nous sortirait de nos implications au monde car c’est toujours déjà dans le monde que l’humain évolue, veille sur ce qui pourrait faire résonnance à l’être, lui ouvrir un possible. Toutefois dans ce monde de l’habiter, les choses ne se réduisent pas à leur utilité, tout comme l’humain ne se réduit pas à son diagnostic, elles éclosent de cette mise en rapport du Quadriparti, de leur mouvement et repos, de leur ouverture et repli qui fait œuvre, leur confère une dimension poétique, veille sur leur insolite, cet ailleurs ferment de transformation pour peu qu’on y prête attention. L’être émerge de la pensée qui se souvient de cela et y veille.


          C’est ainsi que Filiou inventa dans les années 60 (et c’est tellement à nouveau d’actualité) son Territoire de la République géniale ou PoÏpoïdrôme, un champ d’expérimentation incessant, de création continue, de jeux de poèmes-actions et proposa l’Autrisme qui se résumait par : Quoique tu penses, pense à autre chose – quoique tu fasses, fais autre chose ! C’est l’esprit en état de marche qui rejoint la volonté de ne pas le figer dans des tergiversations détachées de toute réalité. Le caractère général de la créativité rapprochait l’expérience de l’art de celle de la vie pour que puisse advenir une plénitude de l’être et   envisager un nouvel art de vivre.


          C’est ainsi aussi qu’un Rancière décrira les contours de son « spectateur émancipé », brouillant les cartes des conceptions qui renvoient dos à dos le maître et l’élève, l’acteur ou le spectateur (à l’Espace 51 on dirait le professionnel de la santé mentale et le citoyen du tout-venant), chacun étant engagé dans le cheminement d’une parole, d’un faire et d’un sentir dont la réinterprétation crée du renouveau continuel, mouvement de création dévoilant l’ailleurs comme œuvre poétique singulière. Ce mouvement d’ouverture est le lieu du séjour heideggérien,  celui de l’habiter dont la pensée se souvient, celui dans nos projets du partage de savoir et d’expérience.

 

La création comme présence


          Si l’habiter nous a menés sur la voie de la question de l’être, du veiller et du soigner des choses parmi lesquelles cet habiter consiste, ces choses nous ouvrent ensuite la voie par cette question de l’être à celle de la création comme ce qui dans leur être surgit toujours de nouveau, de renouvelé. Car cette dimension de l’être n’apparaît pas comme établi une fois pour toute, identifiable et consistant mais pulsation entre éclosion et repli, ouverture et fermeture, scansion et relance donc d’une présence comme ailleurs.


          Dans L’origine de l’œuvre d’art, Heidegger aborde l’œuvre dans sa différence à tout objet utile et reproductible, comme  restitution en elle d’une commune présence des choses. Son faire-œuvre n’a rien d’une action, comme il le mentionne également dans Science et méditation où l’œuvrant de l’œuvre est un faire singulier dont le pro-duire est un amener dans la présence. Revient l’écho de la croissance qui elle-même mûrit ses fruits dans ce passage : La croissance, la puissance de la nature est aussi un « faire » (…) Ce qui fait en ce sens est l’œuvrant, le présent dans sa présence .3


          Cette présence n’est pas sans effet, œuvrante, elle ouvre à un monde qui donne lisibilité à l’informe où les choses trouvent leur visage et les hommes une vue sur eux-mêmes. A l’instar d’un temple qui résiste aux tempêtes, fait ressortir la clarté du jour, la présence donc qui offre à l’humain un séjour, l’œuvre ne parle pas sur, elle révèle ce qui devient grand ou petit, sacré ou profane, noble ou vil, … entre vie et mort, grâce et malédiction.


          Ces développements d’Heidegger sur ce faire-œuvre viennent éclairer la façon dont L’Heure Atelier a cherché de longue date à se définir hors des pistes de l’expression où les pratiques se font exutoire. Un atelier peut aussi devenir une usine à faire du même, à répéter, simuler d’éternelles reproductions d’artistes définis comme amateurs ou praticiens d’art dit Brut. Plus récemment, notre lecture cherche aussi à sortir des références à l’Art Brut pour rouvrir le champ d’une inconnue pratique (comme elle s’est toujours aussi démarquée de l’art thérapie, là où l’Espace 51 peut aussi se démarquer d’une lecture qui se voudrait strictement liée à la thérapie institutionnelle), lecture donc qui puisse remettre la mise d’un non-savoir sur ce qui serait déjà repéré par l’histoire de l’art (ou de la psychiatrie), pour ouvrir à nouveau son regard sur les choses à naître.
Une séquence récente en atelier vint éclairer à nouveau cette ligne de partage, des traces surgissent de tracés au fusain, inspirées de la présence de quelques écorces d’arbre, imprégnées de leurs torsions, creux, ombres et rebords… au-delà de l’observation comme action, dans cette veille qui prend soin, leurs auteurs contaminés par le sentir de ces mouvements,  comme le dit Heidegger se font passage d’une inconnue présence, surgie du faire-œuvre de l’œuvre.


          Il nous faut donc toujours chercher à repenser les conditions d’émergence de ces œuvres à naître, au cœur d’un lieu qui immanquablement fait institution portée par des uns pour des autres, avec des autres, aux rapports, fonctions et regards divers (artistiques comme citoyens), de toute façon, tous mortels ! Artistique, institutionnelle ou relationnelle, la création qui s’y joue suppose cette veille qui dégage l’espace d’une commune présence, non la présence qui comble un vide mais celle qui en surgit…

 

Des lieux et des espaces


          Ménagé dans leur être, l’humain ou la chose deviennent lieux qui ouvrent aux espaces possibles de circulation, aux sauts de la création, aux sursauts de l’être.


          Heidegger l’exemplifie en se référant à l’objet pont : comme objet construit il structure le paysage, relie deux rives, dessine donc des espaces mesurables, géométriques. Cet objet pont est celui que l’on objective, place devant soi comme une chose cernable, ce n’est pas lui qui ouvre à l’espace dont il est question.


          Le pont ne devient lieu qui ouvre à l’espace que s’il advient lui aussi comme habitation et donc à sa manière est amené dans la dynamique du Quadriparti : il est prêt à accueillir les humeurs du ciel,  il conduit le fleuve par les champs, il accorde aux mortels un chemin, y compris celui qui les mènera au dernier pont, celui qui les fera surmonter leurs habitudes4 qui les éloignent du surgissement possible de leur être.


          La question de l’espace est donc intimement liée à celle de l’être. Heidegger nous rappelle qu’un lieu auquel on pense peut être bien plus proche de soi que pour celui qui en fait usage. C’est parce que l’humain a la capacité de parcourir l’espace hors de toute limite géométrique, c’est parce qu’il l’habite de cette façon que les choses peuvent aussi parfois ne plus rien lui dire, c’est alors la dépression contre laquelle trouver une demeure, celle de l’habiter est l’unique mise en perspective .
On ne peut bâtir des lieux qui font espace que parce qu’ils ménagent l’être en le reliant au ciel, à la terre, à ce qui le surprend de lui-même, à ce qui peut aussi l’effrayer, le faire circuler dans un processus dont la dynamique de création reste radicalement non assimilable à l’endroit où il vient à s’incarner, comme la chose ne se réduit pas à son utilité. C’est la force et la faiblesse de tout projet, le tout n’étant pas d’avoir un lieu, un lieu n’offre aucune garantie d’ouvrir des espaces, encore faut-il faire lieu !


          Dans ces espaces de circulation, d’émergence de possibles, la création en lien avec ce qui se fait sacré, offrande comme dans l’exemple de la cruche, nous fait peut-être aussi toucher à la notion de rituel qui transforme ce qu’il touche. Le rituel, indépendamment d’une séquence à accomplir dans ce qui devient une habitude, fait œuvre de transformation, « consacre » aussi dans un « demeurer présent », un présent qui par l’offrande se transforme en ailleurs, celui du don contre don qui se fait don de don, source inépuisable de transformation où se rejoignent l’ailleurs et le lieu de notre séjour. L’institution peut être faite de nombreux rituels… à voir de quelle veille ils seront ménagés…

 

Des modalités du faire-œuvre : mise en œuvre, fondation, question


          L’œuvre qui se met elle-même en œuvre dans sa présence œuvrante est un mode de mise en œuvre de la vérité de l’être mais Heidegger en aborde d’autres comme le geste qui fonde une cité ou encore le questionnement de la pensée qui nomme l’être en sa dignité de question.5


          Cette présence œuvrante apparaît alors comme instauration de la vérité comme don, fondation et commencement.6 Ce don est un combat de la vérité de l’être entre éclaircie et réserve qui ne doit pas être surmonté, mis à l’abri mais institué, inauguré, ouvert à l’étant dont il décline les déploiements qui artistiques, politiques ou philosophiques font institution7   c’est-à-dire instance qui installe un monde. Là se formule un sens profond de ce qu’incarne l’institution non instituée mais instituante, celle qui dévoile un monde et laisse ouvert le chaos de ce qui mène à ce dévoilement, refondation continue, don renouvelé où chacun se fait passage d’une dynamique commune.


          Le faire-œuvre est donc aussi pour Heidegger fondation, celle du geste qui fonde une cité ou je dirais la fondation toujours à reprendre d’un lieu qui fasse espace où habiter, où développer une multitude de points de vue qui interrogent, révèlent, préservent de toute certitude qui fige et maintiennent dans l’ouvert, moteur de changement qui révèle un monde.


          Ce monde est « Là où se décident les options essentielles de notre Histoire, que nous recueillons ou délaissons, que nous méconnaissons ou mettons à nouveau en question, là -nous dit Heidegger - s’ordonne un monde ».8


          Il le précise encore comme ceci: Lorsque s’ouvre un monde, il y va, pour une humanité historiale de ce que disent victoire et déroute, heur et malheur, indépendance et servitude. Le monde naissant fait apparaître précisément ce qui n’est pas encore décidé et ce qui est encore dépourvu de mesure .9


          Filiou nous le dira aussi à sa manière : La Création Permanente doit aussi être envisagée du point de vue collectif où la créativité de chacun s’inscrit dans un mouvement plus général qui rejoint l’histoire de l’humanité.


          Le faire-œuvre de l’œuvre comme geste qui fonde fait donc entrer dans l’histoire non comme accumulation d’événements passés mais comme destin à mener où la vérité se joue aussi entre repli et avènement, constance et inconsistance.


          Dans une échelle macroscospique, j’aimerais faire un détour par Mikaël Gorbatchev dont j’ai eu la chance de visionner le reportage Gorbatchev en a parte de Vitaly Mansky en cette fin d’année 2022. Il me semble être un exemple assez pur de ce dont il s’agit. Au soir de sa vie, càd il y a deux ans, il revient sur la période de sa présidence de l’URSS, énonçant avec insistance la position solitaire de défense de la liberté des peuples, qu’il teint dit-il aussi loin qu’il lui en fut possible, sans emmener personne à l’échafaud ni envoyer de char. S’il assume cette position très clairement, il reste fidèle aussi à sa désolidarisation par rapport au démantèlement de l’URSS. Il a donc changé le destin de millions de personnes, faisant venir à jour pourrait-on peut-être dire leur être de citoyens à part entière. Les journalistes tentent de le confondre en contradiction et lui arracher un aveu de soutien au démantèlement. Il n’en sera rien. Certains le taxeront alors de non-réformiste. En l’occurrence on pourrait peut-être dire que sa position fut moins celle d’un réformateur de partis politiques bien que c’est bien au sein d’un parti qu’il tint sa position, que celle d’un geste qui fonde quitte à risquer un démantèlement. Lors de son discours de démission à son poste de présidence, il encourage les peuples à opérer leur tournant avec sagesse. Le réalisateur du film provoque Gorbatchev en dénonçant la dictature persistante depuis lors en Union soviétique, se rend-il compte qu’il est une figure héroïque à l’Ouest quand il passe pour traître à l’Est ? Gorbatchev répondra par ces mots : l’intelligence des hommes se développe à l’échelle de l’éternité, il y faut beaucoup de patience et de pratique. C’est par là qu’Heidegger conclut son Bâtir Habiter Penser.


Mais revenons à notre échelle plus microscopique !


          La fondation de l’Espace 51, dans l’esprit du « geste qui fonde » depuis le faire œuvre de L’Heure Atelier et de ses partenaires m’apparaît comme événement dans cette dynamique d’ouverture à ce qui questionne et secoue notre monde actuel. Dans ce faire-œuvre instituant, les acteurs se font passage d’un faire-advenir, vecteur qui dépasse la notion d’individu, là où le passage même s’anéantit dans la création, rendant le processus unique, effaçant par nature la trace de ses pas.


          Il m’est apparu après quelques années l’idée que ces lieux étaient appelés à avoir une personnalité suffisamment forte pour que les personnes qui s’y rendent s’en trouvent valorisées et non définies comme bénéficiaires et même usagers d’un service pour démunis. Ces mots de l’époque me semblent maintenant se renouveler et préciser ce qu’à travers eux je visais : d’une part qu’ils soient les leurs, c’est ce qui avait déjà été visé en 1993 lors de la fondation de L’Heure Atelier, nommé de l’horaire mais aussi de l’équivocité du leur comme le leur, mais cela va plus loin. Dans nos débats à propos de l’Espace, il nous semble que le lieu devient fort (c’est-à-dire finalement peut-être inspiré d’un mouvement de vérité) depuis la complexité des flux qui le traversent. Cette force anonyme qui attire, fait se croiser les personnes, prend une forme d’autonomie oeuvrante et impersonnelle (comme le développent Manning et Massumi dans Pensée en acte, 20 propositions pour la recherche création dont nous débattons à l’Espace 51). Cette force est impersonnelle dans le sens où il ne s’agit pas in fine de se valoriser individuellement mais de contribuer à une force oeuvrante qui traverse tout un chacun qu’il fait aussi advenir dans l’opération comme être pour les autres dans une Histoire commune. Toute tentative de tirer la couverture à soi s’avère tomber rapidement dans l’inconsistance, comme toute recherche de régulation de ces flux qui se ferait de l’extérieur. Pour ceux qui portent les projets, il m’a toujours semblé qu’être partiellement dépassé était le meilleure voie, celle qui laisse l’opportunité à l’autre de se lever et de mettre en mouvement quelque chose. De là l’idée comme le disait un de nos membres, qu’un premier objectif, dans ces lieux serait : d’y tenir le coup ! … à savoir de permettre l’émergence et d’en soutenir le désordre intrinsèque.


          Intuitivement, les participants de l’atelier s’en font d’ailleurs écho quand leurs œuvres viennent à donner visage à l’atelier même….

Premières oeuvres produitent à l'Heure Atelier

 

          Le commun dont nous prenons soin au 51 vient alors à apparaître non comme l’objet de notre sollicitude, le résultat de notre action mais comme un faire qu’il nous serait donné d’accompagner, de permettre, en assistant humblement à l’émergence de sa présence œuvrante qui n’a donc rien d’un objet qui se présente en face de nous comme objectivé. Il est processus d’ouverture et d’émergence qui suppose comme le dit Heidegger,  la contemplation.


          De cette présence non classifiante, non tendue vers un but à atteindre, peut émerger la mise en œuvre qui est surgissement et par essence changement. Comme le dit Heidegger, cette ouverture n’isole pas les hommes dans leur vie intérieure , ne traîne pas l’œuvre dans la veine sphère de l’expérience vécue et ne la rabaisse pas au rôle de stimulus pour expériences esthétiques. Elle fait au contraire entrer les hommes « dans l’appartenance à la vérité advenant dans l’œuvre, et fonde ainsi l’être avec les autres, les uns pour les autres, en tant qu’endurance de l’être-là s’exposant dans l’Histoire à partir de son rapport à l’éclosion ».10


          Nos débats mêmes entretenus depuis plus d’un an au départ de la lecture en temps réel de Pensée en acte de Manning et Massumi, 20 propositions pour la recherche création, sont autant de mises en œuvre de cette présence oeuvrante. Toujours décalés d’une séance à l’autre, repris par de nouveaux interlocuteurs qui reviendront plus tard et laisseront la trace de leur passage en insufflant de nouvelles pistes aux personnes en présence, ces moments de débat ouvrent la possibilité de se projeter dans la refondation continuelle de ce qui nous fait nous rencontrer, réinventer de nouvelles modalités, requestionner la dynamique en cours. Toujours dans la recherche, ces questions qui rebondissent tissent l’Histoire d’un questionnement où chacun trace son chemin avec l’autre à la lumière de ce qui lui fait signe. Ces séquences font Histoire où lentement se dessine un destin.


          C’est là aussi que Rancière situe dans son Spectateur émancipé la véritable dimension politique de l’art. Pour lui, l’efficacité esthétique suppose une indétermination et une discontinuité entre l’œuvre et celui qui la reçoit. Son impact ne vient ni du savoir-faire, ni de ses fins sociales ou idéologiques qui le mèneraient par exemple à prendre le visage de l’activisme mais de sa capacité à redéfinir ce qui est visible ou invisible, les capacités de ceux qui en viennent à prendre la parole et attester de leur contribution à l’espace commun, quelle que soit leur origine, leur position sociale ou culturelle.  Là aussi donc se dessine un destin, celui qui émerge par l’œuvre de l’interprétation de tout un chacun qui redéfinit à tout moment son expérience sensible, sa capacité de représenter, parler et agir l’espace commun qu’il occupe avec les autres .  Ceci nous amène au troisième faire-œuvre heideggerien qui est commencement.

 

          Le faire-œuvre comme commencement, est celui du questionnement qui rouvre inlassablement la question et relance la mise en mouvement d’un monde sous-tendu entre ménagement et intranquillité  par ce qui mérite qu’on interroge.
Le ménagement de l’être n’est pas l’apaisement, la prise de conscience. L’être en effet n’est pas dévoilement d’une entité cachée qu’il suffirait de débusquer, il se révèle dans l’éphémère du sursaut provoqué par l’angoisse qui l’arrache du ronron de la quotidienneté. Au départ de cet appel, l’être émerge d’un chemin à créer.


          Alors partant nécessairement des contingences de la quotidienneté, nous voilà en marche, secoué d’une intranquillité dont les personnes dites vulnérables sont par excellence porteuses et donc bien placées pour provoquer ce que Cynthia Fleury et Antoine Fénoglio appellent dans leur charte du Verstohlen la générativité du vulnérable. Ils interrogent, s’interrogent, nous interrogent.


          Dans Science et méditation, Heidegger nous dit : « C’est seulement « ce qui mérite qu’on interroge » - différent de ce qui est simplement douteux et de ce qui est « sans question » - qui, de lui-même, accorde l’incitation claire et le libre appui, grâce auxquels nous pouvons répondre à ce qui se dit à notre être et l’appeler vers nous. Le voyage vers « Ce qui mérite qu’on interroge » n’est pas une aventure, mais un retour au pays natal.»11  


          S’ouvrir donc à ce qui questionne est le lit de tout déploiement, l’ouverture vers ce qui repose la question des pourquoi des enfants, ces questionnements qui réouvrent les yeux à l’émerveillement, la surprise, l’effroi, qui réouvrent des portes et libèrent d’infinies ressources.  C’est se replonger où l’on séjourne déjà. Derrière tous ces pourquoi sans épuisement possible, résonne le silence du rien de l’être pour la mort. Le pourquoi radical adressé à ce qui est le plus propre à l’humain : sa finitude. Actuelle à chaque instant, elle résonne de ce rien comme autant d’appels à inventer son propre chemin.


          Aussi ce dernier ne pourra être lui-même un but poursuivi  car comme le dit Heidegger : Ce ne sont pas seulement les grandes pensées qui arrivent comme sur des pattes de colombes, mais surtout et avant tout les changements qui ont lieu dans le (mode de ) présence de tout ce qui est présent .12


          Le temps de ce troisième faire-oeuvre nous apparaît alors comme événement, temps de rupture, de dérangement, de surprise, d’ouverture à l’impensable, à l’indécidable dans un lieu qui cherche néanmoins à fonder une continuité. Il lui faudra donc dans sa continuité accueillir la discontinuité entre constance et inconsistance. Cette dynamique pour peu que l’on puisse l’accueillir, ne se fait d’ailleurs pas attendre dans ce qui fait synergie et entrechoquements des idées et projets, ils sont autant de chances à ne pas rater dans l’espoir de voir se profiler les pattes de la colombe !

 

L’Incontournable depuis « ce qui mérite qu’on interroge »


          Ce faire œuvre au cœur de la chose est pour Heidegger, l’Incontournable. Il ne peut être cerné par la langue, la science, l’histoire et pourtant s’impose au cœur même de leurs objectivations qui le ratent. Il y fait appel, il peut y apparaître mais ne répondrait à aucun rendez-vous. C’est ainsi que raconter son histoire ne peut en rien nécessairement le convoquer, édifier des centres d’accueil non plus. Toute tentative de l’humain d’en venir à faire rentrer le changement dans quelque programme que ce soit, le rate immanquablement.


          Heidegger conclut par la nécessité de la méditation qui est abandon à « Ce qui mérite qu’on interroge », la seule voie qui nous dirige  « vers le lieu de notre séjour », là où le lieu est habitat et la parole parlante. Entre ouverture et repli, ce séjour fait signe, donne à penser, attire la pensée car « se retirer n’est pas rien. Se retirer est ici se réserver et pour autant – advenir » 13  

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          La méditation est alors en amont de toute œuvre, le souffle qui portera les ailes de la colombe ! Elle atterrira en terre d’inutilité, de non-calcul, de bifurcations inattendues, de pur respire, en terrain non fléché, toujours à inventer entre question, écoute et silence. C’est le propre de toute inspiration artistique, de l’intuition ouverte à un projet à naître.


          Le chemin dessiné par cette méditation est donc celui du soutenir la question de chacun, de chaque être en passe de surgir dans la simplicité, là où la réponse perd son caractère de question et devient simple dire. La question se suspend l’espace d’un instant, révélant l’émerveillement dans l’éclaircie d’une chose, d’une parole qui révèle avant de se remettre en marche, inlassablement. C’est là probablement la véritable mission d’un lieu comme le 51 où la création est au cœur de nos pratiques, de nos déplacements, non seulement comme production mais avant tout habiter. La circulation entre L’Heure Atelier et L’Espace 51 dans ce contexte est une chance inestimable de relance.


          C’est ainsi qu’Heidegger conclut son Bâtir habiter penser par cette alliance indispensable du bâtir et du penser, qui s’écoutant l’un l’autre font partie de l’habitation, sachant l’un comme l’autre qu’ils sortent de l’atelier d’une longue expérience et d’une incessante pratique.14
Nous voilà donc chacun renvoyé à notre propre pratique comme à l’exigence de la pensée non comme explicative ou surplombante mais celle qui veille et se souvient de ne pas faire sans ce qui achoppe, et interroge, partant de l’ouvert et du repli qui questionnent et fait rebondir dans un processus de création infini des choses, des lieux et de soi.

 

Françoise Calonne, Coordinatrice du 51

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  • 1Martin Heidegger, Bâtir Habiter Penser dans Essais et conférences, Ed.tel Gallimard, 2022, p.173
  • 2idem, p.173
  • 3Martin Heidegger, Science et méditation dans Essais et conférences, Ed.tel Gallimard, 2022, p.54
  • 4Martin Heidegger, Bâtir Habiter Penser dans Essais et conférences, Ed.tel Gallimard, 2022, p.180-81
  • 5Martin Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art dans Chemins qui ne mènent nulle part, Ed. tell Gallimard, 2021,, p.69
  • 6idem, p.84
  • 7idem, p.68
  • 8Martin Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art dans Chemins qui ne mènent nulle part, Ed. tell Gallimard, 2021, p.47
  • 9idem, p.70
  • 10idem, p.76
  • 11Martin Heidegger, Science et méditation dans Essais et conférences, Ed.tel Gallimard, 2022, p.76
  • 12Martin Heidegger, Science et méditation dans Essais et conférences, Ed.tel Gallimard, 2022, p63
  • 13Martin Heidegger, Qu’est-ce que penser ? dans Essais et conférences, Ed.tel Gallimard, 2022, p158
  • 14Martin Heidegger, Bâtir Habiter Penser dans Essais et conférences, Ed.tel Gallimard, 2022, p.193